ÉPREUVES D'UN MAÎTRE COUPEUR DE BOURSES (Anecdote
parue en 1837)
Dans son cinquième livre, Sauval expose la manière de recevoir, parmi les voleurs, sous Louis XIII,
un maître coupeur de bourses. Pour devenir maître coupeur de bourse, il faut, entre autres choses, faire deux chefs-d'oeuvre,
en présence des frères.
Le jour pris pour la première épreuve, on attache aux solives d'une chambre une corde à laquelle
pend un mannequin chargé de grelots et portant une bourse. Celui qui veut être passé maître, doit mettre le pied droit sur
une assiette, tenir le pied gauche en l'air, et couper la bourse sans balancer le corps, sans que le mannequin fasse le moindre
mouvement, et sans faire sonner les grelots. S'il manque à la moindre de ces choses, s'il ne déploie pas toute l'adresse qu'on
exige, on ne le reçoit point et on l'assomme de coups. On continue de le bien étriller les jours suivants, afin de l'endurcir
et de le rendre en quelque sorte insensible aux mauvais traitements. C'est ce qui faisait dire au comédien Hauteroche qu'il
fallait montrer de la vertu et du courage pour être reçu fripon.
Quand l'aspirant au noble métier de coupeur de bourses réussit dans sa première épreuve, on exige
qu'il fasse un second tour d'adresse plus périlleux que le premier. Ses compagnons le conduisent dans un lieu public, comme
la place Royale, ou quelque église. S'ils y voient une dévote à genoux devant la Vierge, avec sa bourse au côté, ou un promeneur
facile à voler, ils lui ordonnent de faire ce vol en leur présence, et à vue de tout le monde. A peine est-il parti, qu'il
disent aux passants, en le montrant du doigt : « Voilà un coupeur de bourses qui va voler cette
personne. » A cet avis, chacun s'arrête pour l'examiner ; et aussitôt qu'il a fait le vol, ses compagnons
se joignent aux passants, le prennent, l'injurient, le frappent, l'assomment, sans qu'il ose, ni déclarer ses compagnons,
ni laisser voir qu'il les connaît.
Cependant le bruit qui se fait amasse beaucoup de monde, les fripons pressent, fouillent, vident
les poches, coupent les bourses, finissent par tirer subtilement leur nouveau camarade des mains de la foule, et se sauvent
avec lui et leurs vols, pendant que chacun se plaint qu'il est volé, sans savoir à qui s'en prendre. Après cette expérience,
on enrôle le candidat dans une compagnie, et on lui donne la patente de maître coupeur de bourses.
Rivalité de deux médecins au dizième siècle (Brève
parue en 1841)
La chronique latine du moine Richer, composée vers l'an 990, et publiée pour la première fois en
1839, renferme, entre autres faits intéressants, une anecdote sur la rivalité de deux médecins, bien propre à nous faire connaître
les moeurs barbares du dixième siècle, sur lesquelles nous avons si peu de documents. Il est entendu que nous laissons au
chroniqueur la responsabilité entière de ses détails scientifiques.
Deux médecins du roi Louis IV, l'un nommé Deroldus, depuis évêque d'Amiens, l'autre que Richer
ne nomme pas, mais qui était de Salerne, se prirent un jour à discuter. La discussion dégénéra bientôt en violente querelle.
Après avoir fait assaut de savoir, les deux rivaux passèrent des paroles aux actes, c'est-à-dire que le Salernitain, confus
de n'avoir pas su expliquer les noms grecs donnés à quelques branches de la médecine, ne put supporter cet affront, et résolut
de s'en venger sur son adversaire.
Il saisit la première occasion qui se présenta. Un jour qu'il se trouvait à table chez le roi avec
son antagoniste, il oignit de poison l'ongle de son grand doigt, et le plongea dans la poivrade où l'un et l'autre y trempaient
leurs morceaux. A peine Deroldus eut-il goûté de cette sauce qu'il se sentit malade, et se douta bien qu'il était empoisonné ;
mais, grâce à la thériaque dont il fit usage, il fut complètement rétabli au bout de trois jours. Alors, la première fois
qu'il vint se remettre à table avec le Salernitain, il cacha du poison entre son index et son petit doigt, et le répandit
sur les mets destinés à son confrère. Celui-ci, empoisonné à son tour recourut en vain à toutes les ressources de son art :
il fut obligé, pour échapper à la mort, d'implorer le secours de son ennemi. Deroldus, fléchi par les prières du roi, le guérit,
mais imparfaitement et à dessein ; de sorte que, le mal s'étant rejeté sur un de ses pieds, le malheureux Salernitain
dut subir l'amputation, qui lui fut faite par des chirurgiens.
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